Origines de la crise des opioïdes au Canada

11.07.2018

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    Un médecin dans la mi-trentaine, très respecté, mais aux méthodes peu orthodoxes, se blesse à la jambe en jouant au golf. La douleur perdure, et son équipe soignante découvre de graves dommages au tissu musculaire en raison d’une mauvaise circulation. Le médecin subit de multiples interventions chirurgicales dont il se remet difficilement. Il se voit prescrire du Vicodin (acétaminophène et hydrocodone), un analgésique de la famille des opioïdes. Toutefois, la douleur ne disparaît jamais complètement. Au fil du temps, il a besoin d’une dose toujours plus élevée de médicament pour gérer la douleur chronique et le stress qui découle de son rythme de vie. L’histoire de cet homme vous semble familière? Le Dr Gregory House, populaire personnage télévisuel, présente un parcours classique vers la dépendance aux opioïdes : un besoin réel sur le plan médical pour gérer la douleur chronique évolue en un état de tolérance, de dépendance et d’accoutumance.

    L’ampleur et la portée de la crise actuelle des opioïdes ont été abondamment couvertes dans les médias et la littérature médicale. Quelles sont les circonstances uniques qui ont mené à la montée en flèche du nombre d’ordonnances d’opioïdes au cours des dernières décennies? Le présent document fait le survol des conséquences sur le plan de la morbidité et de la mortalité au sein de la population assurée.

    Catalyseurs de la crise des opioïdes

    Un opiacé est un médicament qui contient de l’opium ou des dérivés de l’opium. Les opiacés sont utilisés en médecine pour endormir et soulager la douleur. Ils font partie des narcotiques, une catégorie de médicaments qui engourdissent les sens, soulagent la douleur, provoquent la somnolence et, à doses modérées, peuvent même causer une profonde stupeur ou un coma. Les opiacés sont dérivés du pavot et sont utilisés depuis des milliers d’années.

    Au début du 20e siècle, le gouvernement du Canada a commencé à prendre des mesures pour restreindre la distribution d’opiacés. La Loi réglementant certaines drogues et autres substances de 1996 contient huit annexes de substances et prévoit des sanctions en cas de possession, de trafic, d’exportation et de production de substances désignées en vue de contrer la consommation de drogues, la dépendance et la vente illégale de substances.

    Avant le milieu des années 1990, les médecins ne traitaient généralement la douleur que lorsqu’elle était aiguë, comme dans le cas d’un cancer, d’une intervention chirurgicale ou d’un traumatisme, et dans un milieu de soins de courte durée comme un hôpital. Vers 1995, l’approche concernant la douleur et le soulagement de la douleur ont commencé à changer. L’idée circulait que les cliniciens n’étaient généralement pas en mesure d’évaluer la douleur et d’offrir un soulagement adéquat, la douleur étant à la fois subjective et multidimensionnelle. Un groupe médical a même lancé une campagne visant à faire reconnaître la douleur comme le cinquième signe vital (après le pouls, la tension artérielle, la respiration et la température).

    Définitions

    Besoin d’augmenter la dose d’un médicament pour obtenir le même effet
    Capacité de fonctionner normalement seulement sous l’effet d’un médicament
    Comportement compulsif et difficile à maîtriser de recherche de médicaments, malgré des conséquences néfastes
    Déviation à des fins illicites de médicaments prescrits en toute légitimité
    Rythme problématique de consommation d’opioïdes qui cause une déficience significative sur le plan clinique se manifestant par au moins deux des 11 critères diagnostiques du DSM-5 (comme la tolérance, la dépendance ou l’accoutumance)

    Alors que la tendance à vouloir soulager tous les types de douleur s’est accentuée, de nouvelles formules d’opioïdes à action retardée ont peu à peu fait leur apparition sur le marché. Les fabricants de ces formules affirmaient qu’elles ne pouvaient pratiquement pas provoquer l’accoutumance et que leur action stable pendant 12 heures éliminait l’effet de sevrage. Ces deux caractéristiques ont causé une hausse rapide de la quantité d’opioïdes d’ordonnance prescrits au Canada et aux États-Unis. Au Canada seulement, le nombre total d’ordonnances d’opioïdes a grimpé de près de 7 % de 2012 à 2016, et 21,5 millions d’ordonnances ont été exécutées en 2016, contre 20,2 millions en 2012.1

    Les narcotiques n’étaient plus seulement recommandés en cas de douleur extrême; ils étaient prescrits de façon régulière par des médecins généralistes pour gérer tous les types de douleur, qu’il s’agisse d’une lombalgie, de migraines ou de douleurs musculaires. Les médecins géraient activement la douleur, et le milieu médical n’était plus perçu comme incapable d’évaluer et de soulager adéquatement la douleur.

    Le recours à des médicaments puissants pour soulager la douleur chronique est devenu de plus en plus courant, dans des milieux privés et moins supervisés. Par conséquent, la hausse du nombre d’ordonnances d’opioïdes a été associée à de graves risques, comme le trouble de consommation d’opioïdes, le détournement, l’accoutumance et le décès attribuable à une surdose.

    Hausse de la morbidité et de la mortalité

    Lors de l’Enquête sur la sensibilisation aux opioïdes menée en 2017, 29 % des Canadiens de 18 ans et plus ont déclaré avoir consommé une forme quelconque d’opioïdes au cours des cinq années précédentes. Par ailleurs, 12 % des Canadiens ont indiqué qu’ils partageraient leurs opioïdes pour soulager la douleur d’un membre de la famille ou d’un ami.2

    Selon une déclaration publiée par l’Agence de la santé publique du Canada (ASPC) en mars 2018, on dénombrait 2 923 décès apparemment liés à la surdose d’opioïdes de janvier à septembre 2017, soit une hausse de 45 % par rapport à la même période en 2016 et seulement 23 décès de moins que le total des décès apparemment liés à une surdose d’opioïdes en 2016.3 Selon les données les plus à jour, les responsables de la santé publique estiment à plus de 4 000 le nombre de décès liés à la consommation d’opioïdes au Canada en 2017.4

    L’ASPC indique également que la majorité des décès apparemment liés à la consommation d’opioïdes étaient accidentels ou non intentionnels en 2016 (88 %) et de janvier à septembre 2017 (92 %).

    Le taux d’hospitalisations liées à une intoxication aux opioïdes au Canada est également préoccupant, puisqu’il a grimpé de plus de 50 % de 2007 à 2017, selon l’Institut canadien d’information sur la santé (ICIS).5 Selon une étude de l’ICIS publiée en 2016, une part importante des intoxications aux opioïdes ont été diagnostiquées avec une intoxication « concomittante ». La forme la plus courante résultait du mélange d’opioïdes avec des benzodiazépines ou des dépresseurs (19 %), suivi du mélange avec de l’acétaminophène ou des antidouleurs (14 %), de la cocaïne (6 %) et de l’alcool (6 %).6

    Mesures de lutte

    En décembre 2016, le gouvernement du Canada a remplacé la Stratégie nationale antidrogue, qui misait principalement sur l’action coercitive, par la Stratégie canadienne sur les drogues et autres substances, laquelle aborde la consommation problématique de substances du point de vue de la santé publique et met l’accent sur la compassion et la collaboration intersectorielle. Cette nouvelle approche reconnaît le rôle important de facteurs sociaux qui nécessitent des mesures liées à la santé et aux services sociaux en plus de mesure de lutte contre les drogues illicites pour combattre la crise
    des opioïdes. 

    Dans le budget de 2017, le gouvernement du Canada a annoncé un investissement de 100 millions de dollars sur cinq ans et 22,7 millions de dollars par la suite afin d’appuyer les mesures nationales liées à la Stratégie canadienne sur les drogues et autres substances et pour enrayer la crise d’opioïdes.

    Les gouvernements provinciaux et territoriaux agissent eux aussi. Presque tous possèdent ou sont en train d’élaborer leurs propres stratégies et ont formé des comités chargés de gérer la situation. Les municipalités et les responsables locaux de la santé publique travaillent eux aussi à des solutions adaptées aux besoins de leur collectivité.

    Pour aider les médecins de soins primaires, une mise à jour des directives nationales de prescription des opioïdes a été publiée en mars 2018 dans le Journal de l’Association médicale canadienne.7 Ces directives incluent 10 recommandations touchant des questions de première importance :

    • circonstances dans lesquelles un médecin devrait commencer à prescrire ou continuer de prescrire
      des opioïdes pour soulager la douleur chronique;
    • médicaments à utiliser, avec dose, durée, suivi et plans de retrait;
    • évaluation des risques et des préjudices liés à la consommation d’opioïdes.


    En 2016, le nombre de doses délivrées par ordonnance était déjà en recul, soit 10,5 doses quotidiennes contre 11,8 doses quotidiennes en 2012.1

    La sensibilisation accrue, l’amélioration des tendances liées à la prescription, des traitements combinés complets et de nouvelles façons de traiter la douleur entraîneront peut-être une baisse du nombre d’ordonnances d’opioïdes.

    Considérations liées aux assurances

    Entre-temps, nous devons comme assureurs être au fait que la crise des opioïdes ne touche pas exclusivement un groupe socioéconomique ou une région en particulier. Comme l’illustre l’exemple du Dr House, l’accoutumance aux opioïdes peut même toucher des personnes qui présentent un profil
    très favorable. 

    Le rapport de l’ASPC indique que les trois quarts des décès attribuables aux opioïdes surviennent chez les hommes, le plus fort pourcentage étant observé chez les personnes de 30 à 39 ans (28 %).8 Même des personnes qui suivent un traitement prolongé aux opioïdes dans un milieu de soins primaires peuvent souffrir d’accoutumance. Une fois la dépendance installée, il est très difficile d’arrêter
    la consommation.

    Plusieurs facteurs de risques liés à la consommation abusive d’opioïdes d’ordonnance et aux surdoses doivent être pris en compte lors de l’évaluation de proposants d’assurance. Voici les principaux :9,10

    • chevauchement d’ordonnances de multiples médecins prescripteurs et pharmacies;
    • doses quotidiennes élevées;
    • problèmes de santé mentale ou antécédents d’alcoolisme ou de toxicomanie.

    Conclusion

    La douleur demeure un facteur de consultation courant et subjectif dans les milieux de soins primaires. Les médecins et les patients doivent collaborer afin d’assurer au patient une bonne qualité de vie, surtout si celui-ci souffre de douleur chronique. Il ne s’agit pas nécessairement d’éliminer complètement la douleur, mais plutôt de trouver un juste équilibre entre la diminution de la douleur et des risques de préjudices comme la consommation abusive d’opioïdes, l’accoutumance aux narcotiques et le décès. L’atteinte de cet objectif est plus difficile que la simple prescription de médicaments.

    Les assureurs qui offrent des produits d’assurance vie, maladies graves et invalidité doivent savoir que le trouble de consommation d’opioïdes est une des formes de dépendance les plus difficiles avec lesquelles le système de santé canadien est aux prises et un facteur qui contribue fortement à la hausse marquée des taux de morbidité et de décès attribuables aux opioïdes constatée au Canada depuis quelques années. L’utilisation d’opioïdes à des fins non médicales est de plus en plus dominée par les opioïdes d’ordonnance détournés du système de santé et, plus récemment, par de puissants opioïdes synthétiques de fabrication illicite, comme le fentanyl et ses analogues, y compris le carfentanil.11

    Malgré certains progrès, la crise des opioïdes ne sera pas enrayée du jour au lendemain. Les assureurs doivent être au fait que la dépendance aux opioïdes ne touche pas exclusivement un groupe socioéconomique ou certaines régions. Ils doivent connaître les conséquences de cette dépendance sur le plan de la morbidité et de la mortalité des proposants afin de sélectionner les risques appropriés.

     

    Références
    1. https://www.cihi.ca/sites/default/files/document/pan-canadian-trends-opioid-prescribing-2017-fr-web.pdf
    2. https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/180109/dq180109a-fra.htm
    3. https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/publications/vie-saine/rapport-national-deces-apparemment-lies-consommation-opioides-publie-mars-2018.html
    4. https://www.canada.ca/fr/sante-publique/nouvelles/2018/03/declaration-des-copresidents-du-comite-consultatif-special-sur-lepidemie-de-surdoses-dopioides-au-sujet-de-la-mise-a-jour-des-donnees-sur-l.html
    5. https://www.cihi.ca/fr/les-importantes-repercussions-de-la-crise-des-opioides-sur-les-systemes-de-sante-canadiens
    6. https://secure.cihi.ca/free_products/Opioid%20Poisoning%20Report%20%20FR.pdf
    7. http://www.cmaj.ca/content/190/9/E247#ref-1
    8. https://www.canada.ca/fr/sante-publique/services/publications/vie-saine/rapport-national-deces-apparemment-lies-consommation-opioides-publie-mars-2018.html
    9. Hall AJ, Logan JE, Toblin RL, Kaplan JA, Kraner JC, Bixler D, et coll. « Patterns of abuse among unintentional pharmaceutical overdose fatalities ». JAMA, 2008, vol. 300, no 22, p. 2613-2620.
    10. Bohnert AS, Valenstein M, Bair MJ, Ganoczy D, McCarthy JF, Ilgen MA, et coll. « Association between opioid prescribing patterns and opioid overdose-related deaths ». JAMA, 2011, vol. 305, no 13, p. 1315-1321.
    11. Fairbairn N, Coffin PO, Walley AY. « Naloxone for heroin, prescription opioid, and illicitly made fentanyl overdoses: challenges and innovations responding to a dynamic epidemic ». Int J Drug Policy, 2017, no 46, p. 172-179.

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    Reece Hodgson
    Vice-président adjoint, sélection des risques
    Munich Re, Canada (vie)